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LA LIBERTÉ GUIDANT LE PEUPLE

Christophe de Vareilles
artiste, art-thérapeute

l’artiste révolutionnaire, prophétique et thérapeutique
une liberté sans modèle ?

Le milieu culturel dans lequel nous sommes immergés est une réalité dont il
est difficile de se libérer parce que nous en sommes profondément imprégnés.
Le sevrage est lent, progressif, et souvent coûteux. Il peut en particulier susciter la violence de nos groupes d’appartenance, et entraîner une solitude tragique.
Avec la Renaissance, cette tâche ambiguë d’être « culturellement libre » devient la mission centrale de l’artiste, conséquence de sa reconnaissance sociale en tant qu’auteur et créateur, et non plus seulement comme technicien. Mais ce changement de statut va déclencher une autre série de conséquences fâcheuses, sinon catastrophiques : hyper-accumulation des œuvres, surenchère des egos, marchandisation de la culture… C’est dans ce contexte particulier qu’une liberté reste à reconquérir aujourd’hui, toujours différemment, toujours autre.

On raconte que Bonnard se rendait parfois dans un musée pour y retoucher certaines de ses toiles. Opération périlleuse : on l’imagine guettant les moments d’inattention du gardien, la boîte de couleur et les pinceaux dissimulés sous son manteau, se hâtant d’accomplir ses corrections clandestines et reprendre vite l’air innocent et sage à la moindre alerte, pour finir sa visite comme si de rien n’était…
Retoucher une pièce des collections publiques est interdit. Le musée n’est pas l’atelier, l’artiste n’y est plus chez lui : il est en effet difficilement concevable qu’un musée puisse conserver des oeuvres inabouties, en cours ou inachevées. Ce serait mettre en péril l’Histoire de l’art dont il est censé être le garant : en détricoter une maille, c’est porter le doute sur toutes les autres. Avec une légèreté délicate et burlesque à la fois, sans doute plus proche de Tati que de Delacroix, Bonnard parvient pourtant à renverser l’ordre institué du musée, à le détourner de sa fonction de conservation d’un patrimoine pour en faire le lieu d’une invention à poursuivre : un espace d’ajustement et de tâtonnement. « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon » déclarait-il après la guerre. Dans ces murs où la création est assignée à résidence sous le nom définitif d’oeuvre d’art, Bonnard introduit du geste, c’est-à-dire du devenir. Il fait revenir le temps au-dedans du musée, un battement d’aile : ce n’est pas seulement une peinture, c’est une performance.
Pour le reste, ce qu’il disait préférer dans les musées, c’était les fenêtres… Cette anecdote met en lumière une forme de liberté de l’artiste possible, inattendue parce qu’elle n’est ni spectaculaire ni
tapageuse mais plutôt intérieure, discrète, presque secrète. La notion de liberté de l’artiste doit en effet être approchée avec prudence : si vaste qu’elle en devient imprécise et confuse, parfois contradictoire. Il y aurait d’un côté l’acception noble :

la Liberté (avec un grand L), qu’on peut considérer comme le « coeur de métier » du travail poétique (si l’on accepte que le travail poétique soit un métier 1) ; à l’autre extrême, on placerait les libertés que l’artiste prend quelquefois et qu’on redoute plutôt, qui peuvent être provocantes ou inconvenantes : depuis les caprices de divas jusqu’aux scandales, beuveries, attitudes et autres mots trop libres ou simplement méchants, les libertés prises sont bien embarrassantes : Villon, Caravage, Verlaine ou Genêt ne sont peut-être pas au-dessus des lois, mais ils ne s’en sont jamais trop embarrassés. On n’a donc pas toujours envie d’avoir des artistes libres. Dans l’atelier, à la rigueur 2, mais lors des vernissages ou dans l’espace public, rien n’est moins sûr.
Quand on évoque la liberté d’un artiste, de quoi parle-ton vraiment ? Est-ce une grande idée théorique, coupée du monde, loin du concret, réservée aux élites et connaisseurs et dont le reste de la société ne tire aucun avantage particulier ?
Est-ce une justification pour s’autoriser encore un peu plus le grand n’importe quoi ? (Dali en Rolls-Royce jaune et noire distribuant lors d’une conférence à la Sorbonne, des choux fleurs en guise d’autographes, et quelle autre aberration plus navrante suivra celle-là, et quels autres abus faudrait-il encore se préparer à subir ?) « Le poète n’est pas capable d’élévation, seulement d’extravagances », écrit Thomas Mann : est-ce toute la liberté dont les artistes sont capables ? Ou bien cette liberté est-elle une vraie forme de présence au monde, un engagement, une façon d’être relié à lui, et, peut-être, d’être à son service ? Est-ce que cette liberté de l’artiste peut concerner ou rejoindre
ses contemporains, ou les générations qui suivent ?

Autrement dit : quelle est l’utilité, dans la société aujourd’hui, de la liberté d’un artiste, voire de l’artiste lui-même ?

le dedans, forteresse infiltrée

La première idée de liberté qui vient généralement à l’esprit
repose sur une coupure : la séparation entre un dehors, la société, et un dedans, mon intériorité. Il y a dans la société des choses qui ne me conviennent pas, c’est ma liberté de pouvoir m’en tenir à distance, et « faire ce que je veux, où je veux, si je veux, quand je veux. » Le propos est courant, il est en particulier celui d’un certain nombre d’artistes justement : « Je ne suis pas dupe, je ne me laisse pas manipuler. Je me fie à mes ressentis, à mes émotions, à mes intuitions : je sépare bien ce
qui reste à l’extérieur de ce que j’autorise à rentrer à l’intérieur 3. » Cette distinction s’appuie sur la représentation d’un moi comme une sorte de forteresse séparée du monde et protégée de lui par une muraille. « Quoiqu’il arrive, ils n’entreront pas en nous », dit Winston Smith à Julia, dans 1984 d’Orwell 4.
Mais cette image d’un dedans pur, imperméable au dehors, est illusoire. Notre sensibilité, nos ressentis, émotions, intuitions, qui font notre dedans, sont en réalité impactés par l’extérieur beaucoup plus qu’on ne le voudrait et qu’on en a conscience :
chacun de nous a passé beaucoup de temps à se conformer à son milieu. Il y est né, il en a attrapé toutes les conventions et les codes pour y survivre, ou simplement y vivre et y grandir. Nous lui devons nos coutumes, langages, modèles marquants et règles de vie communes, il est donc inévitable que longtemps ce soit lui qui pense à travers nous. Et nous demeurons très perméables à ces modèles dont nous sommes continuellement entourés et bombardés, dans les films, dans les conversations courantes, dans les journaux, la télé, qui à la fois reflètent les modes de vie dominants, mais aussi les entretiennent et les
diffusent en les « normalisant ». Notre milieu culturel nous transmet des modèles dominants dont nous héritons sans même nous en apercevoir, dans lesquels nous baignons à tel point qu’ils nous semblent naturels, évidents.
Maurice Bellet écrit : « Les évidences d’une société ne sont en réalité que les axiomes qui lui sont propres. On le sait depuis Montaigne – au moins – et on l’oublie toujours aussi superbement… ».
Il ajoute : « Les axiomes dominants sont revêtus de ce pouvoir divin : décréter ce qui est impossible ; de quoi barrer la route, sans appel à tout ce qui ose inventer. » 5
De ces évidences-là nous sommes donc imprégnés profondément. Ajoutons que nous subissons de toute part des pressions qui cherchent de mille manières à capter notre attention ou notre adhésion, pour orienter nos décisions et manipuler nos désirs. Dans ces conditions-là, il est vite arrivé qu’on ne soit plus très libre de vouloir ou non. C’est ainsi tout notre environnement culturel et social, qui, par imprégnation, « veut » à travers nous, « désire » pour nous. Il n’y a donc pas de limite claire entre le dehors et le dedans. La frontière entre monde intérieur et monde extérieur est comme l’horizon, elle s’éloigne dès qu’on s’en approche et cesse d’exister dès qu’on tente de s’en saisir. La liberté sera donc à trouver, à conquérir ou à construire dans ces conditions-là,
à travers toutes ces contraintes incroyables dont nous sommes tissés et qui précisément la rendent si fragile et si précaire, et non pas en dehors d’elles.

le poisson et l’océan
Se libérer d’un contexte culturel n’est pas facile. On y voit plus clair après coup, avec le recul, mais c’est difficile au présent, parce que le milieu nous imprègne, comme l’air qu’on respire, comme une odeur permanente qu’on finit par ne plus sentir, ou comme la pesanteur, à laquelle nous sommes tellement habitués que nous ne la distinguons plus du reste des choses normales : un objet tombe, c’est comme ça : il est lourd, c’est une évidence… Si notre contexte culturel est particulièrement difficile à appréhender, c’est qu’il n’est pas un objet mais un milieu. Comme l’eau pour les poissons, il nous est si familier et naturel que nous ne pouvons pas en prendre conscience comme d’un
objet extérieur à nous : ainsi du jeune poisson qui a entendu parler de l’océan comme d’un endroit extraordinaire et qui vient interroger le plus vieux des poissons. « C’est là, nous y sommes, lui dit le vieux poisson, c’est tout autour de toi et de nous, de tout : c’est ce dans quoi et grâce à quoi nous vivons : il te suffit d’ouvrir les yeux, et tu connaîtras l’océan » et le poisson ne comprend pas, il s’en va très déçu parce qu’il espérait apprendre quelque chose sur l’océan, l’approcher, l’appréhender, peut-être même le conquérir.
Se libérer d’un milieu est infiniment plus difficile que se libérer d’un endroit où on est enfermé, murs, chaînes, clôture, qui eux, sont objectivables : ils sont une limite à franchir pour se trouver dehors, un passage vers une libération, où nous nous trouvons délivrés, comme au jeu de chat-délo où l’on crie
« délo ! » en touchant le dernier de la chaîne, et ce toucher libère le groupe tout entier de l’emprise du chat. De même à chat perché : on court se mettre à l’abri, on dit « perché », on est chez soi, libre, intouchable : on a franchi un seuil. (Mais bien sûr, être perché devient vite fort ennuyeux, et c’est beaucoup plus drôle de re-franchir le seuil à l’envers pour aller narguer le chat.) Ainsi, si ce modèle de libération binaire (dedans/dehors) fonctionne pour un lieu où l’on est prisonnier, il ne convient pas pour un milieu dans lequel on flotte… et quand bien même on en sortirait, on en serait longtemps encore tout rempli et suintant. C’est une réalité bien connue dans l’accompagnement des personnes en situation de dépendance, que ce soit à des produits ou à des sectes : le sevrage est inutile sans la reconstruction lente et patiente d’un nouvel entourage, d’un milieu de substitution. Pour se libérer d’un milieu, trois choses sont nécessaires et une quatrième : il faut que ce soit possible, autorisé et vivable. Et puis la quatrième : pour que ce soit possible, il faut que ce soit envisageable, c’est-à-dire représentable, pensable, désirable.

une liberté possible
Reprenons notre exemple du poisson : comment peut-il sortir de l’océan ? Pour que ce soit possible, il faut un ailleurs qui soit accessible : par exemple un bocal. Un ailleurs qui soit atteignable, un milieu de substitution en quelque sorte… Depuis le bocal, le poisson peut percevoir l’océan, il en est libre (libre de l’océan : on est libre de quelque chose – c’est une liberté relative ! Qu’il soit plus libre dans le bocal ou dans l’océan est une autre affaire
– souvent, la nostalgie de l’océan s’en mêle : même libre extérieurement, on n’en est pas pour autant libéré intérieurement, pas forcément détaché non plus). Et nous ? De quel océan sommes-nous les poissons ? L’exemple du poisson est facile. Franchissons un degré en
prenant l’exemple de l’air : on ne le voit pas. On est toujours tellement dedans qu’on ne s’aperçoit pas qu’on le voit : pourtant, quand on regarde une forêt à l’horizon, elle nous paraît bleu clair : tiens, ce n’est pas la même couleur quand on est juste devant. Il a fallu beaucoup de temps pour prendre conscience que cette couleur était due à l’humidité qui reste en suspens dans l’air et que plus la forêt est loin, plus la quantité d’air en éclaircit la teinte, et découvrir du même coup que nous pouvons donc voir l’air qui est notre milieu naturel… Plus délicat encore, l’exemple des langues que nous parlons : est-ce qu’on peut se libérer de la langue ? Est-ce qu’on peut penser en dehors de la langue ? Et ce n’est pas parce qu’on sort de la langue maternelle qu’on est tiré d’affaire : en réalité, il y a des points communs à toutes les langues, il y a beaucoup de racines et de règles communes si on remonte un peu, la vraie question est donc de savoir si on peut sortir de tout langage, de toute langue. Le milieu que constitue la langue est un peu plus complexe
à représenter… Nous pouvons en avoir tout de même une vague idée quand nous prenons conscience que les mots ne découpent pas la réalité de façon naturelle, mais qu’ils en organisent la représentation de façon culturelle : entre la montagne et la plaine, c’est une continuité : impossible de dire précisément où commence l’une et où s’arrête l’autre ; les mots eau, flaque et rivière peuvent nommer la même réalité ; les
catégories arbre ou animal sont des fourre-tout très abstraits qui ne représentent rien, et régulièrement on se demande sous quel mot, quelle catégorie, il faut ranger tel ou tel phénomène qui échappe à nos découpages habituels, qui sont surtout des commodités de classement pour la pensée, une grille culturelle posée sur une réalité qui ne s’y soumet pas. Et puis nous faisons encore l’expérience que les mots ne
recouvrent pas toute la réalité, qu’il y a des réalités difficiles à nommer, voire innommables : le goût ou l’odeur spécifique de la biscotte beurrée, ou de l’huître, pour celui qui n’en a jamais mangé, sont impossibles à représenter par des mots. Ou les différentes qualités de silence qui sont infinies, dont ne saurait rendre compte le seul mot de silence, autre
abstraction bien misérable et bien pauvre. Nous n’avons aucune sensibilité aux nuances qui ne sont pas portées par la langue : les Esquimaux connaissent plus d’une trentaine de mots différents pour désigner la neige, là où pour nous, ce sont des distinctions indiscernables : nous ne voyons pas de différence… Il en est de même pour la culture : on est tellement plongé dans un milieu culturel qu’on ne le voit pas, de nombreuses réalités y sont escamotées, auxquelles nous ne sommes pas sensibles. Et les « évidences » d’aujourd’hui qui nous paraissent énormes ne sont le plus souvent que des présupposés culturels hérités : facile aujourd’hui de critiquer et de condamner l’esclavage, la pollution, ou l’exploitation et la marchandisation des humains, le nazisme ou le stalinisme. Mais pour Aristote, être esclave était aussi naturel que d’être plante ou animal. Ce sont aujourd’hui d’autres évidences qui nous crèvent les yeux, que nous ne percevons pas plus qu’Aristote ne percevait de scandale dans l’esclavage. Nous voici donc avec un premier faisceau de questions : est-ce qu’on peut penser sans les mots, être un poisson sans océan, être libre de nos contextes culturels ? Peut-on imaginer l’existence de « bocaux culturels » ? Peut-être de petits groupes de vie, d’expérience, de réflexion, comme un micro-milieu qui rend lentement possible de se distinguer du milieu culturel habituel. Car le poisson ne parviendra à se constituer lui même comme sujet, indépendamment de l’océan, que s’il peut d’abord s’en distinguer, et se le représenter, ce qui demande en premier lieu des points de repères extérieurs : une berge en dehors de l’eau, au sec. Un point d’où voir qui autorise un point de vue.

J’éprouve une grande admiration pour ceux qui parviennent à s’extraire d’un contexte culturel. Quelle liberté il faut pour arriver à inventer, par exemple, la perspective, dans une époque où elle n’existe pas, où elle n’a aucun sens, où elle n’intéresse personne. Et puis des siècles plus tard, quelle liberté il faut encore pour sortir de la perspective, qui existe depuis des siècles, qui est considérée comme l’accomplissement de toute culture et le système supérieur parmi toutes les civilisations, l’aboutissement de tous les autres systèmes possibles, l’absolu de toute forme de représentation. Ah ! Cézanne, qui non seulement fait voler en éclat la perspective, mais qui a su construire quelque chose à la place, et non seulement laisser des gravats, des décombres et du dénigrement… Parce que ce n’est pas tout de déstabiliser ou de critiquer un système, encore faut-il rendre possible une cohérence qui puisse lui faire face, et qui ait assez de force pour ouvrir d’autres routes…

une liberté autorisée

Une fois possible, il faut encore que ce soit autorisé, légal, ou tout au moins toléré par le groupe humain où l’on vit. Penser en dehors de l’idéologie dominante peut être violemment pourchassé. Qu’il suffise d’évoquer comment sont traités certains dissidents ou résistants qui risquent d’apporter des points de comparaison extérieurs dans un système totalitaire : tous ceux qui prennent position contre un régime ou une pensée tyrannique ou autoritaire, une idéologie ou culture
dominante, sont vécus comme mettant en danger le milieu collectif, et du coup, risquent la prison, les persécutions, la résidence surveillée, parfois l’expulsion, les tortures, la mort… Ils s’exposent à une grande violence, parfois physique, parfois verbale, parfois symbolique, parfois médiatique, et la violence à laquelle ils s’exposent n’est pas seulement celle de la police, mais aussi celle du groupe, simplement, qui sent que son milieu est menacé.

.../... La suite sur la revue.

 


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