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Création théâtrale et adolescence désarrimée

effets subjectivants de la création théâtrale

Jean-Michel Vives
Maître de Conférences Habilité à Diriger les Recherches Université de Nice Sophia-Antipolis, Psychanalyste, Metteur en scène

Une expérience théâtrale auprès d’adolescents socialement désinsérés

Je m’attacherai à relater les moments essentiels d’une recherche-action concernant un groupe de dix adolescents de 17 à 21 ans, menée à Montpellier dans un quartier qualifié de « sensible ». Le matériel clinique utilisé ici est issu de deux années de travail qui visait à utiliser une activité artistique, dans ce cas le théâtre, comme médiateur dans le but de tenter une « réinsertion » de ces jeunes gens et jeunes filles en grande difficulté sociale (SDF, toxicomanes, prostitué(e)s...), une population que je définirai, avec Serge Lesourd, comme des « désarrimés de la loi » (1).

Je m’attacherai à repérer et tenter de comprendre les modifications subjectives survenues chez les participants au cours de cette expérience artistique à laquelle rien ne les avait préparés. La seule possibilité que nous avons de formuler des hypothèses sur ce qui a eu lieu, c’est une fois passée la déferlante des effets théâtraux de construire une interprétation qui vient après-coup, et du fait même qu’elle vient toujours en retard, prend le risque de manquer inexorablement ce qu’elle tente de retenir dans son commentaire. La question qui est la mienne aujourd’hui est : quelle "matière" manions nous quand nous invitons des personnes à utiliser la médiation de l’expression dramatique, pour les aider à aller mieux, à se retrouver, sinon à guérir ? Ou plus directement, quels sont les effets de la théâtralité sur ceux qui s’y soumettent ? (2)
Ma première rencontre avec les participants fut pour le moins étrange. Aucun des dix membres du groupe n’avait assisté à une représentation théâtrale, du moins dans un lieu "officiel", et ils n’avaient qu’une idée très imprécise de ce en quoi consistait le "stage" qui leur était proposé. « On » (les tutelles payant leurs droits) les avait obligé à venir sous menace : la participation active au projet étant la condition de leur maintien dans le système des assurés sociaux... Le théâtre ou la bourse... Nous sommes bien ici dans un "ou" d’aliénation et bien loin du désir de jouer.

Le projet se déroula en deux temps. Le premier était consacré à l’écriture, par un dramaturge, d’un texte élaboré à partir des esquisses réalisées par les participants aux cours d’ateliers d’écriture. Le thème en était le rêve et la forme finale du texte devait adopter la morphologie d’un récit onirique : déplacement, condensation, élaboration secondaire et prise en compte de la figurabilité seraient au travail dans l’écriture de l’œuvre. Le second temps était consacré au travail de mise en scène proprement dit, devant conduire à une série de représentations au Centre Dramatique National de Montpellier.

Je pris moi-même en charge un atelier consacré à « l’interprétation des rêves ». Les participants étant issus de cultures différentes : gitane, nord africaine, vietnamienne, africaine, capverdienne..., je demandais à chacun d’entre eux d’aller interroger famille et connaissances pour savoir comment l’interprétation des rêves était effectuée chez eux. Moi-même, je leur parlai de l’interprétation des rêves selon la technique freudienne et leur donnai quelques exemples tirés de la littérature et d’analyses (succinctes !) de certains de mes rêves. Au bout de quelques semaines nous nous trouvèrent en possession de plusieurs systèmes d¹interprétation à partir desquels chaque semaine nous interprétions en commun des rêves apportés par les membres du groupe ou rencontrés dans la littérature ou des œuvres cinématographiques comme « La maison du Docteur Edwards » d’Alfred Hitchcock.

On l’aura compris, ce qui importait ici était moins la dimension interprétative que la relance du sens qu’impliquait le croisement des différents systèmes d’interprétation. Aucune interprétation ne pouvait être perçue comme ultime puisque pouvant toujours être complétée, voire contredite par un autre système. Ce qui devint très vite un jeu permettait à chacun de pressentir que le sens que nous poursuivions n’était pas quelque chose qui relèverait d’une signification univoque mais plutôt d’une dit-mension du sens que l’on pourrait rapprocher de la « signifiance » telle que R. Barthes la définit : c’est-à-dire un régime du sens qui ne se referme pas sur lui-même mais se trouve toujours relancé et orienté par une relation à l’inconnu. Avant même d’éprouver la désinstallation moïque propre à l’activité théâtrale, les participants expérimentaient au sein d¹une activité ludique que le sens se construit et se dé-construit. Ce qui n’implique pas pour autant que rien n’a de sens, mais plutôt que le sens n’est jamais un « sens unique », mais plutôt un « sens interdit ». En ce que la révélation d’un aspect non encore manifeste du texte qu’il a pu amener, laisse le sujet « interdit » : « Ça, je n’y avais jamais pensé... ».

Effets subjectivants issus de la confrontation à une démarche de création.

L’élément qui fut pour moi le plus marquant au cours des deux ans passés au contact de ces jeunes adultes fut l’apparition d’une mobilité psychique qui était totalement absente au début des répétitions. Après une période d’"apprivoisement" où le metteur en scène déploya, pour faire naître le désir de jouer, des trésors de patience et d’ingéniosité, le groupe se mit, non sans de grandes résistances, peu à peu au travail. Ses membres découvraient que l’on peut éprouver du plaisir à être autre, très différent de celui ou celle que l’on revendique être, et que quitter momentanément le rôle social aux marges de la légalité auquel on demande d’être le garant de son identité, n’est pas source de perte de soi. "Je suis délinquant, toxicomane ou dealer !", affirmaient-ils pour certains avec superbe et un certain aplomb, ce à quoi le théâtre répondait : "Mais encore ?", relançant sans cesse le procès identitaire. Tout semble s’être passé comme si l¹expérience théâtrale avait permis à ces adolescents d¹expérimenter un travail de vacillation identitaire contrôlée où ils purent éprouver qu’au-delà des signes identitaires qui peuvent faire symptôme, je ne suis pas moi. (3)
Je crois pouvoir repérer le point de non-retour de cette relance du processus de construction/déconstruction identitaire au moment des « filages » qui eurent lieu, au cours des dernières semaines de répétitions. À cette occasion, le metteur en scène présentait le résultat de la semaine de travail : il mettait bout à bout les scènes travaillées et demandait aux « invités » ce qu’ils voyaient. Parfois cela leur paraissait limpide, parfois ils n’y comprenaient rien... et le disaient ! Ces réactions à chaud provoquèrent, au début, des mouvements d’humeur souvent très vifs de la part des participants. Quand le groupe voyait le metteur en scène discuter, chercher et parfois incapable de proposer immédiatement une nouvelle solution, ses membres l’interpellaient, parfois vertement, et le sens de leur apostrophe était : "Comment ? Vous qui êtes le spécialiste du théâtre, vous ne savez pas, vous doutez, vous cherchez ? Mais alors où va-t-on ?". Ce à quoi il répondait invariablement : "J’en ai une idée, mais je ne sais pas a priori quel chemin emprunter, par contre je sais parfaitement où nous ne pouvons pas aller et là nous avons fait fausse route. Nous allons devoir explorer une nouvelle voie...". Cette réponse ne les rassurait pas vraiment, comme l’on peut s’en douter, mais le but non explicité du metteur en scène n’était pas forcément de les réassurer mais plutôt de travailler, avec eux, à une déstabilisation contrôlée. Intuitivement elle pressentait qu’elle n’avait pas à leur présenter du prêt-à-penser, mais plutôt une errance poétique, non une figure suturante - alors qu’ils ne demandaient qu’à faire "bonne figure" - mais une forme en formation : une œuvre ouverte, "a work in progress".
Je compris très vite en les rencontrant régulièrement que leur vie était la plupart du temps organisée pour éviter tout surgissement de la surprise et que d’errance, contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y avait pas. Leurs journées, en dehors de l’atelier, étaient organisées d’une façon très monotone. L’errance contrôlée à laquelle les confrontait la recherche au cours des répétitions mobilisait chez eux non des réponses déjà connues - ce qu’ils ont tenté au début, bien que le metteur en scène les en ait systématiquement découragé - mais des réponses inédites, ce qui est le propre de la création. Cette angoisse liée à l’errance de la recherche théâtrale n’était pourtant pas pour moi une découverte. J’avais déjà pu remarquer combien les comédiens professionnels, eux-mêmes, pouvaient développer d’inquiétude et partant d’agressivité face à un metteur en scène doutant et proposant peu face au vide du plateau. Mais ici il s’agissait, me semble-t-il, de quelque chose de plus profond, de plus existentiel. La question sous-jacente était : "Si les personnes qui encadrent le stage, les "supposés sachant" sont dans l’ignorance à qui peut-on se fier ? Existe-t-il un lieu où le savoir est garanti ?". Les apprentis comédiens découvraient, peut-être un peu brutalement, ce à quoi les patients sont peu à peu confrontés en analyse : l’Autre (psychanalyste ou metteur en scène dans ce cas) est manquant, il n’y a ni complétude, ni certitude possibles.
Les interventions contenantes, les nouvelles propositions que le metteur en scène pouvait faire, le souci qu’il avait de ne pas les laisser trop longtemps confrontés à l’absence de réponse leur permirent peu à peu de supporter ce qui dans un premier temps leur semblait proprement impensable. L’exemple le plus frappant concernant la possibilité de mentaliser cette confrontation à ses limites et au manque fondamental qu’elles désignent, est qu’ils se mirent peu à peu à critiquer ce qu’il pouvait amener et à proposer des solutions aux difficultés que le groupe pouvait rencontrer.
Ces éléments : possibilité d’effectuer de nouveaux investissements, apparition d¹une certaine mobilité psychique, capacité de supporter une certaine forme d’absence... ont été importants en ce qui concerne la relance de la dynamique psychique, mais ne me semblent pas spécifiques à l’art théâtral. En effet, toute personne en situation de création se trouve confrontée au manque de l’objet, manque auquel il s’agit de donner une forme ; et ce travail a des effets subjectivants comme j’ai pu le montrer par ailleurs (4). Qu’est-ce qui est alors spécifique au théâtre ?

La règle du jeu théâtral

J’aimerais m’attacher maintenant à tenter de repérer ce qui est propre, dans les effets repérés, à la confrontation du sujet à l’acte théâtral et en quoi elle rejoint la question adolescente, permettant ainsi de la travailler. Pour en rendre compte je partirai, dans un premier temps, d’une remarque d’Alain Didier-Weill, psychanalyste et auteur dramatique, glissée dans Les trois temps de la loi, qui me paraît très éclairante dans le contexte qui nous intéresse : "Le comédien est par excellence celui qui sait mesurer l’abîme séparant la règle du jeu de la loi. Le paradoxe auquel le conduit la règle du jeu qui lui est imposée est de découvrir qu’il est possible de faire surgir sur scène la dimension du vrai en jouant à être un autre. Pourquoi peut-il être si naturel, si peu emprunté, quand il emprunte les mots de l’Autre, alors que, lorsqu’il a à parler hors de la scène, sur la scène de sa vie, avec ses propres mots, il découvre le sentiment douloureux de faire semblant, de ne plus être dans le vrai. Alors qu’il se sent vrai quand il a, sur scène, à faire semblant, il se découvre habité par le sentiment de faire semblant quand, hors de scène, il ne lui est plus explicitement demandé, par une règle du jeu, d’assumer le semblant, mais implicitement demandé, par la loi, d’assumer sa vérité" (5). L’auteur montre ici comment le comédien "hors-jeu" peut à l’occasion connaître des difficultés que, paradoxalement, la règle du jeu à laquelle il se soumet sur scène, l’empêche d’éprouver. Dans le cas des « stagiaires » c’est l’inverse qu’il me semble pouvoir être repéré. Tout se passe comme si la confrontation des comédiens amateurs à la règle du jeu théâtral leur avait permis de réélaborer un type différent de rapport à la loi symbolique et partant à soi et aux autres. Comme si la nécessaire prise en compte de la règle qui permet le jeu dans l’espace et le temps du travail théâtral, permettait une "greffe" de cette loi qui nous concerne et nous dépasse tous : la loi symbolique impliquant l’expérience et la reconnaissance de l’incomplétude au coeur même de la subjectivité. Comment pouvons-nous comprendre que l’expérience d’une règle "pour de rire" permette à des désarrimés de la loi de s’y inscrire à nouveau ne serait-ce que momentanément ?

La règle et la loi

Cette question pose un problème théorique passionnant pour le clinicien. Notre hypothèse supposerait que la séparation entre règle et loi n’est pas complètement étanche et que l’intervention sur l’une (la règle) pourrait avoir des effets sur l’autre (la loi). Pour essayer de rendre compte de cela, je reprendrai rapidement les développements effectués par Jacques Lacan au cours du Séminaire VII, L’Éthique de la psychanalyse, à l’occasion desquels il situe la règle du côté de la morale et la loi du côté de l’éthique (6).
La règle est ce qui vient soutenir la morale comprise alors comme l’ensemble des conduites possibles ou non que se donne les membres d’un groupe à un moment et en un lieu donnés. Ces règles peuvent donc être mouvantes dans le temps et dans l’espace, elles sont là pour permettre le jeu social. Lacan pose la règle du côté de l’imaginaire, c’est elle qui rend possible le lien social, le "vivre ensemble des hommes". La règle ainsi perçue est essentiellement surmoïque, elle interdit et invite le sujet à ne pas insister. La loi, elle se situe du côté du symbolique et en cela ordonne : distingue, situe et enjoint. Cette loi concerne le sujet et non le groupe. Elle s’adresse à tous, mais concerne chacun qui devra "faire avec", s’en débrouiller. Ce rapport à la loi déterminera ce que Lacan nomme « éthique du sujet » et ne saurait concerner le groupe, qu’elle mettrait plutôt en péril. Le résultat de la confrontation à la loi symbolique et partant au manque à être du sujet, que Lacan propose de noter $ (le sujet est barré, il n’est pas transparent à lui-même) est ce qui permet l’assomption du sujet et du désir. Ainsi, la règle permettrait le jeu, tandis que la loi permettrait le Je et le désir qui lui est articulé. Qu’est-ce que cette différence nous permet de comprendre de ce qui a pu se passer pour les personnes participant à cette aventure théâtrale ?
Je crois que l’intérêt de la règle régissant le jeu théâtral est qu’elle se situe justement au point d’intersection entre la règle surmoïque et la loi. En effet, comme la règle régulant les rapports entre les individus, elle permet le lien mais elle dépasse le commandement surmoïque en ce que, contrairement à elle, elle propose au sujet d’insister. Lacan formulera cette possibilité d’insister dans une formule devenue désormais célèbre : "Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ?"
Qu’est-ce en effet que la répétition au théâtre si ce n’est la possibilité d’insister, pour que de la répétition naisse, dans l’étonnement et par-delà la tentation de reproduire du même, de la différence ? Le "comme si" du théâtre ménagerait chez chacun, autant de mouvements d’idéalisation que d’affirmation de sa singularité. Il permettrait l’installation d’une pulsation entre deux mouvements contradictoires, l’un d’association-identification (je suis le rôle), l’autre d’individuation-opposition (je ne suis pas le rôle). Nous retrouvons dans cette pulsation la dynamique Moi/Je, la règle du jeu théâtral étant ce qui permet leur articulation. Le Moi se trouvant du côté de l’imaginaire, de la morale, de la règle, du narcissisme et de sa nécessaire aliénation, il permet de construire le personnage à partir de signes extérieurs et de règles édictées. Le Je étant lui du côté du symbolique, de l’éthique, de la loi, il est éminemment singulier et déboucherait à l’extrême (position du héros décrite par Lacan, à partir de l’analyse de la tragédie Antigone, dans le Séminaire VII) sur une mise en question de ce qui fait lien. Le Moi permettrait que du lien existe entre le comédien et le personnage, le Je en son fonctionnement permettrait qu’il ne s’y aliène pas. En effet, le sujet éthique (Je) ne peut advenir qu’au-delà de la prise dans l’imaginaire (Moi), dans une déprise que le jeu fait advenir par surprise. Cela implique une déconstruction des modèles et des images, sans pour autant les abolir, la dimension imaginaire restant incontournable.

Du désir de jeu au Je du désir.

L’hypothèse que je risquerai ici est que : par la règle fondamentale qu’il institue, faire "comme si" sérieusement, le théâtre "dépsychologise". La mise en jeu qu’opère le théâtre induit une mise en mouvement identitaire (cf. le paradoxe du comédien de Diderot) de l’actant par un brouillage des références habituelles, un flottement des signes dans lequel l’individu croyait pouvoir se prendre et se comprendre. Les frontières séparant habituellement le moi de l’Autre sont momentanément suspendues. Un tel éclatement des repères identificatoires implique que l’on se meut dans un temps et un espace subjectif où la psychologie du sujet, au sens de montage psychique visant à défendre le sujet de l’irruption du réel, n’est plus seule en jeu. Nous touchons ici à l’inconscient qui opère précisément dans ce registre-là, intermédiaire, faisant vaciller sans les déboulonner les positions et les identifications. Les identifications mobilisables par le jeu au théâtre ne sont pas uniquement des identifications au personnage mais elles concernent aussi parfois les identifications porteuses des positions subjectives. On distingue avec Lacan les identifications constitutives du Moi (éléments identitaires d’essence imaginaire à partir desquels l’individu tente de se comprendre) et l’identification symbolique constitutive du sujet (naissance du sujet de l’inconscient comprise comme la production d’un trait singulier qui se distingue lorsque nous reprenons un par un chaque signifiant - ou élément, pour faire plus simple - d’une histoire). L’effectuation de l’acte théâtral permettrait donc de faire jouer les identifications imaginaires (je ne suis pas que ça puisque je puis être également...) mais rendrait également possible l’expérimentation, à travers chacun des rôles endossés, d’une singularité intime et pourtant à jamais méconnue par l’acteur. La dialectique ici présente est celle de l’identification symbolique, de la prise en charge d’un mandat symbolique. Comme le pointe la mascarade féminine, se dissimuler sous un masque rapproche plus d¹une position subjective que de jeter le masque pour dévoiler son « vrai visage ». Les pères de l’Eglise ne s’y étaient pas trompés en mettant les comédiens du côté du féminin. La mascarade féminine - que Lacan situe dans le séminaire XI, du côté du symbolique alors qu’il qualifie de parade l’attitude masculine qu’il range du côté de l’imaginaire, - tout comme le jeu théâtral, implique que la vérité se situe au moins autant dans le masque, si ce n¹est plus, que dans ce qu¹il dissimule. En effet, le masque détermine la place que le sujet occupe dans le réseau symbolique intersubjectif. Ce qui est leurrant c’est la distance interne que l’on prend vis-à-vis du masque que l’on porte, ce qui est effectivement faux et sans valeur c’est le soi disant vrai moi dissimulé derrière le masque. Le dynamique subjective va de l’extérieur à l’intérieur. On prétend d’abord être quelque chose, on agit comme si on l’était, jusqu’à ce que, pas à pas on le devienne effectivement. On reconnaîtra ici la logique pascalienne de la « coutume » : agis comme si tu croyais et la foi adviendra. La dimension performative à l’oeuvre consiste en l’efficacité symbolique du « masque » : porter un masque fait de nous ce que nous feignons d’être. Comme nous le rappelle la très belle pièce de Rotrou : Saint Genet. Le théâtre nous rappelle et apprend à ceux qui s’y adonnent que la seule authenticité dont nous disposons est celle qui consiste à personnifier le semblant, soit à « prendre notre acte au sérieux ». Prendre l’acte théâtral au sérieux implique la triade imaginaire, réel, symbolique. Imaginaires, le trucage, l’exhibition. Réels, le faire, l’exercice. Symboliques, l’ex-ploit (au sens de se tenir hors des plis du moi), l’invocation. Ainsi le théâtre aurait-il le pouvoir, comme l’avait rêvé Antonin Artaud, de modifier quelque chose chez l’acteur soit provisoirement, le temps d’une représentation, soit plus durablement en désinstallant le moi de sa position de toute-puissance, permettant au comédien d’expérimenter que je ne suis pas moi ou pour reprendre les mots du poète que "Je est un autre". L’acte théâtral en faisant rupture dans l’imaginaire, se définit comme ce point de séparation qui permet de s’éprouver existant (ek-sistant, hors de l’arrêt, de la stase que propose le fonctionnement imaginaire du Moi) malgré tous les déterminismes
Jouer permettrait alors de se frayer un passage, non dans la compréhension mais dans l’entendement de questions si difficiles à formuler sur ce que nous sommes et ce que nous désirons. De plus on l’a toujours su, mais encore mieux depuis Diderot, le théâtre est paradoxal. Son paradoxe consiste en la volonté la plus aiguisée d’être soi, d’être vrai, tout en ne réussissant à l’accomplir qu’en étant hors soi, qu’en se faisant autre, cela implique de faire tout à la fois, semblant, feindre et croire. Il ne s’agit pas ici de le croire, mais d’y croire. Le théâtre exige une extraordinaire maîtrise jamais achevée du jeu dans toutes ses dimensions et, en même temps, un fondamental abandon, une radicale disponibilité à l’Autre : possession et dépossession de soi. Il s’agit d’être à la fois dans le jeu et "hors-jeu". En fait, il s’agit d’y être. "Y", renvoyant ici à cet "espace du pré", pré-spéculaire, pré-représentatif décrit par Francis Ponge et repris et théorisé par Henri Maldiney et Jean Oury. Absence à soi-même que Diderot défend : "C’est à un fantôme homérique que l’acteur cherche à s’identifier (...) Le plus sûr moyen de jouer petitement et mesquinement, c’est d’avoir à jouer son propre caractère."
Cette nécessaire sortie de soi, qu’implique l’acte théâtral, nécessite une déprise imaginaire, où je situerais volontiers les enjeux subjectivants du théâtre. In fine, l’acte théâtral est une recharge d’altérité. Elle permet de s’arracher aux signes et aux images auxquels le sujet se croyait réduit. "Ce que vous êtes peut se sentir et se penser autrement", telle est l’affirmation que reçoit le sujet en jeu depuis un lieu Autre.
Faire du théâtre, c’est chercher sous le regard de l’Autre, soi-même devenu fiction.
Le temps du je(u) du désir substitue à un "ce dont je manque, un autre le possède", un "ce dont je manque, ce que je n’aurai jamais, j’y tiens car j’y fonde mon désir." Si nous transférons cela dans le cadre de l’expérience qui fut la notre, nous pourrions dire que la confrontation au jeu théâtral permit aux participants de passer d’un temps répétitif, pulsionnel - "Dites-nous ce que nous devons faire", "Donnez-moi la réponse ou l’objet qui viendrait enfin faire disparaître ce sentiment de manque", "N’insistons pas..."- à un temps désirant qui connaît l’inversion de la valeur du manque en puissance de la pure perte. S’éprouve alors un : "Comme vous je suis manquant, et comme vous, mon désir vise à "réduire à rien ce qui manque". Nous pouvons, peut-être, à partir de là proposer quelques "pistes" en ce qui concerne les effets théâtraux sur ceux qui s’y adonnent. La règle paradoxale "Sois autre" proposée dans le temps du jeu théâtral implique une destitution des enjeux moïques du sujet et autoriserait alors l’assomption d’une dimension jusqu’alors masquée. Le masque du jeu rendrait possible la destitution du masque moïque et permettrait le pressentiment d’une dimension radicalement Autre qui ne s’exprimerait plus seulement dans une temporalité répétitive, pulsionnelle, mais dans une errance orientée qui caractérise le temps de la course désirante du sujet. Ainsi l’acte théâtral, dans le meilleur des cas, réveille celui qui l’effectue en libérant la place du sujet par rapport à un désir dont l’objet est à jamais perdu.

Notes :
(1) Lesourd S., (1998) Les désarrimés de la loi, Y a-t-il une psychopathologie des banlieues ? sous la direction de Rassial J.-J. , Toulouse, Eres, 33-41.
(2) Cette question ne date pas d’hier, et les effets du jeu théâtral ont été, selon les idéologies dominantes, compris comme bénéfiques ou maléfiques... Les arguments les plus intéressants se rencontrent, comme l’on peut s¹en douter, chez les adversaires du théâtre. Ce sont eux qui nous permettent de circonscrire le plus précisément les processus mis en jeu par l’activité théâtrale. Ainsi, dès la République, Platon écrit : « Ils (les citoyens en âge d¹être guerriers) ne doivent rien faire d’autre, ni rien représenter par imitation ; en fait de représentation, ils n’ont qu’un seul droit, qui du reste leur est propre, celui d’imiter dès l’enfance les hommes courageux, prudents, pieux, généreux, et de qualités similaires ; mais ils ne doivent pas être habiles à accomplir des actes indignes, ou quoi que ce soit de honteux, non plus qu’à les imiter, afin qu’ils ne déduisent pas l’être d¹après l’imitation. Car n’as-tu pas remarqué que les imitations, quand on s’y livre intensément depuis la jeunesse, passe dans les habitudes et dans la nature. » Pour Platon, le théâtre est irresponsable, suspect, coupable. L’acteur est entraîné par le jeu de la mimésis et prend le risque de se perdre dans cet autre dont il accepte de revêtir, même momentanément, les oripeaux. Platon décèle dans cette vacillation identitaire un danger pour l’Etat : un échange non maîtrisé des identités au cours duquel s’installent le jeu, le masque et l’illusion. Le risque pointé par Platon est la possibilité que ce provisoire ne laisse des traces indélébiles dans ce qu’il n’appelle pas encore la personnalité du jeune homme en devenir. Plus tard, les Pères de l’Eglise (Tertullien, Chrysostome, Augustin...) reprendront des arguments assez proches en y ajoutant la dimension de l’obscène. Une violente recrudescence de ces questions fera son apparition aux cours des XVIIe et XVIIIe siècles et connaîtra son acmé à l’occasion de « l’affaire » opposant le Père Caffaro à Bossuet à partir du 9 mai 1694. Une fois encore, les arguments avancés par Bossuet dans ses Maximes et réflexions sur la comédie pointent le danger lié à ce que nous pourrions qualifier de déstabilisation identitaire. Aujourd’hui, une « haine du théâtre » - pour reprendre le titre du n°4 de la revue l’art du théâtre se fait encore jour à partir, toujours de la même question. « On hait de n’être pas soi, de n¹être jamais soi. Mais d’être dans la représentation, qu’on sait bien évidemment fausse, et scabreuse, de l’immortalité de soi. Au théâtre, c’est notre incapacité fondamentale à être nous-mêmes, c’est notre impropriété ou notre dépropriation qui se jouent : nous haïssons qu’on nous renvoie notre image, notre « mimème ». Lacoue-Labarthe Ph., (1986) Haine du théâtre, L¹art du théâtre, Arles, Actes Sud, 12-14.
(3) On pourrait dire qu¹il s¹agit là d’un travail de dés-identification moïque contrôlé
(4) Vives J-M. (2004) "L’art de la psychanalyse. Métapsychologie de la création et créations métapsychologiques", dans Psychisme et création, Masson C. (sous la direction de), L’Esprit du temps, Paris, 43-65
Vives J-M (1998) « Éléments pour une théorie concernant l’utilisation d’une démarche de création en psychothérapie », Cliniques Méditerranéennes, 55-56, Toulouse, Eres, p.173-182.
Vives J-M (1998) "L’art-thérapie : de la suture symptomatique à l’ouverture sublimatoire", Art et thérapie, 64-65, Paris, p.50-63.
(5) Didier-Weill A. (1995) Les trois temps de la loi, Paris, Seuil, p. 213-214.
(6) Lacan J. (1959-1960) Le Séminaire Livre VII, L¹éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

 


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