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Apprendre l’art et apprendre par l’art

des langages esthétiques à la construction d’une parole apprenante
Gilles Boudinet
Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Paris VIII

Résumé

Tout apprentissage de l’art paraît indissociable d’un apprentissage par l’art. Si l’expérience esthétique est aussi une expérience langagière, en quoi celle-ci favorise-t-elle, pour les élèves en lourde difficulté, la restitution d’une parole apprenante ? A partir de deux exemples issus du terrain des SEGPA, l’un ayant trait à une activité musicale et l’autre à un travail en arts plastiques, une première approche des déterminants langagiers internes à l’élaboration esthétique est ici envisagée en terme d’espace rhétorique et métaphorique. Cet espace est ensuite considéré dans l’interaction qu’il joue par rapport au déploiement d’une parole apprenante, ouverte sur la construction des savoirs liés à toute expérience et sur le transfert des compétences.

Penser l’art en éducation convoque deux perspectives. La première est celle des enseignements de l’art ou des arts comme disciplines spécifiques avec, pour chacune, des didactiques et des savoirs particuliers. Par ailleurs, toute expérience esthétique reste indissociable d’un accomplissement culturel du sujet et de ses divers rapports d’appropriation, qu’ils soient d’ailleurs artistiques ou non. Telle est la seconde perspective : celle d’un apprentissage non plus exclusivement de, mais aussi par l’art, un apprentissage où l’activité artistique se constitue elle-même comme un facteur de structuration d’une pensée apprenante. Dans ce cas, loin de toute sectorisation disciplinaire, l’art s’ouvre sur perspective transversale, à la fois comme objet et comme processus de savoir pouvant être réinvesti auprès de l’ensemble de la connaissance.
La prise en compte des enseignements artistiques sur le terrain de l’AIS implique ces deux dimensions du « de » et du « par » l’art. En effet, si l’école reste par principe le lieu privilégié pour garantir aux plus défavorisés la nécessaire découverte de la culture artistique, les enjeux transversaux de l’activité esthétique ne peuvent que répondre en retour aux protocoles de résolution de l’échec solaire massif. Telle est la voie que propose de suivre cet article.

"une désimbrication langagière"

Il ne saurait être ici question de proposer une typologie des dysfonctionnements couverts par le vocable très flou « d’échec scolaire massif ». Toutefois, une caractéristique centrale peut être avancée à propos des élèves alors concernés. Il s’agit de leur difficulté à utiliser le langage comme un outil de réflexion, de construction de soi et du savoir. Si ces élèves acceptent volontiers d’être dans l’activité, dans le « faire », ils ne parviennent guère à « dire sur le faire », à se distancier ainsi de leurs actions et de leurs expériences. Pour reprendre un terme de B. Charlot, E. Bautier et J -Y. Rochex, ces élèves sont « imbriqués » dans les situations qu’ils traversent, sans pouvoir se démarquer de celles-ci par le langage. Ici, le sujet s’enferme dans une parole « bouclée » dont la propre forme se confond avec le contenu, à l’image du rap où les mots ne valent que pour leur scansion sonore. Dès lors, la parole ne peut plus advenir dans l’ordre du sens et de la médiation des activités, réfléchir et « dire sur » le vécu. Or, cette possibilité de « dire sur » procède non seulement de la mise en savoirs, c’est-à-dire pour citer M. Foucault de « ce dont on parle dans une pratique discursive », mais aussi de leur transfert sur divers domaines d’apprentissage. Si une perspective pédagogique en termes de « désimbrication » langagière, de passage d’une parole « bouclée » à une parole apprenante, se trouve ainsi définie, l’art lui répond particulièrement, précisément parce qu’il est lui aussi un langage et un jeu de postures langagières. En quoi, pour les élèves en situation difficile, l’expérience esthétique favorise-t-elle une « désimbrication » langagière ouverte sur la restitution d’une parole apprenante et réflexive ?
En nous référant à nos travaux de recherche et à notre précédente expérience d’enseignant spécialisé, nous proposons de mentionner déjà deux exemples issus du terrain des SEGPA, le premier concernant la musique, le second la peinture.

Deux exemples : musique et peinture

Des élèves qui composent : « l’expression sonore »
La pratique musicale « d’expression sonore », que nous avons instaurée auprès de diverses classes de SEGPA, consiste à mettre d’emblée des élèves dans une situation de création, avec divers instruments (percussions, claviers). L’activité, répartie sur une année scolaire, se fonde sur deux types de séances hebdomadaires : des séances de pratique instrumentale, des séances « d’écoute-critique ».
Les premières proposent d’illustrer, pour chacune d’elles, une scène d’un conte rédigé par ailleurs (par exemple : « c’est l’histoire d’un petit chien qui se promène dans une grande forêt »). Pour chaque séance, une fois le thème énoncé, intervient un premier moment de « tâtonnement exploratoire sonore » où toute la classe recherche des éléments d’évocation de la scène concernée. Aussi ce premier moment se traduit-il toujours, à l’inverse d’un bruyant chaos, par l’apparition d’une trame unifiée qui émerge progressivement de l’interaction groupale. Il est ici possible de parler d’une médiation non verbale, donnée dans une rencontre et un ralliement des divers éléments sonores qu’expérimente chacun. Le phénomène est celui d’une communication musicale, polarisée autour de valeurs formelles et expressives dégagées dans les « tâtonnements » sonores du groupe. Cette première période est ensuite par une discussion où la classe procède à des choix qui conduisent à affiner le plan d’illustration musicale de la scène en cours. Finalement, celle-ci est reprise et enregistrée. L’enregistrement est destiné aux séances « d’écoute-critique », où les élèves commentent leur production, en proposent d’éventuelles modifications appelées à être reprises lors de la prochaine pratique instrumentale.
Dans le cadre de cette pratique, si le texte d’un conte sert de matrice première à l’élaboration sonore entreprise, cette dernière s’autonomise par rapport au support verbal initial pour laisser place à l’instauration d’un espace exclusivement musical. Cette activité dont l’étude systématique a fourni la base de notre recherche de thèse, conduit à la réalisation d’une « composition » de longue durée (30 mn), exclusivement régie par des paramètres spécifiques au langage musical (intensité, composantes mélodiques, harmoniques, « objets » sonores...) alors intériorisés par les élèves.

des élèves qui copient en peinture...

Ce second exemple concerne un travail accompli en arts plastiques durant une année scolaire auprès d’une classe de sixième SEGPA. Cette classe, particulièrement difficile, était composée d’élèves extrêmement perturbés, en très grande marginalité, issus de familles gitanes en cours de sédentarisation. Si l’activité d’expression sonore venant d’être décrite se rapproche des « pédagogies actives » fondées sur une situation immédiate d’improvisation, toute approche inductive appelant d’emblée à une expérience de création s’est révélée, pour cette classe, vouée à l’échec. Créer à partir de rien, d’un « rien » auquel ces élèves semblaient s’identifier et qu’ils se complaisaient à scander, reste impossible. C’est ainsi qu’une activité d’arts plastiques a été développée selon un modèle proche de l’une des formes de l’enseignement traditionnel de la peinture : la « copie ».
Plusieurs séances introductives furent consacrées à présenter au travers de ses œuvres la vie d’un autre marginal : Van Gogh. Cette présentation eut un écho certain auprès des élèves à qui il fut ensuite demandé, pour chacun d’eux, de choisir une œuvre du maître afin de la reproduire. Ce travail fut réalisé sur des supports de grand format. Pour chaque tableau, l’œuvre était projetée sur une feuille afin d’en reproduire les traits. Une fois les contours dessinés, il fallait, toujours en présence du modèle, chercher à en « refaire l’impression » en utilisant les mêmes couleurs et en essayant de retrouver au pinceau le geste du peintre. Cette activité, alors individuelle de reproduction, accomplie à moyen terme, était, là aussi, entrecoupée par des moments de « dire sur », où chacun présentait au reste de la classe son travail en cours d’élaboration. Ce protocole fut ensuite poursuivi auprès d’autres peintres (Utrillo, Modigliani, Picasso, Delaunay, Magritte, Monet...), pour déboucher sur des créations personnelles, reprenant des motifs proches des œuvres abordées (par exemple l’église de la ville où était située la SEGPA à la manière de l’Eglise d’Auvers selon Van Gogh). Sur la base de l’imitation, les élèves se sont progressivement approprié nombre d’éléments stylistiques propres aux artistes découverts (les densités et contrastes des couleurs saturées, les torsions et « tourbillons » de traits chez Van Gogh, le jeu du « ton local » de Monet...). Aussi, à l’image de « schèmes », ces éléments ont-ils été transposés et complétés auprès de nouvelles copies (en traitant par exemple la partie d’un tableau « à la manière » d’un autre peintre), puis appliqués aux créations personnelles. Ces dernières ont également fait apparaître de nouveaux traits stylistiques, surajoutés à ceux préalablement empruntés. Les réalisations, accomplies sur la base d’une médiation initialement donnée par le contact avec les œuvres elles-mêmes, ont traduit l’acquisition d’un langage de la peinture, issu de la répétition de traits stylistiques d’artistes donnés, puis de leur différenciation vers l’élaboration d’une « parole » picturale particulière à chaque élève.

Constats : structuration esthétique et structuration langagière

Ces deux exemples pourront sembler très divergents, non seulement par le support spécifique qu’ils mettent en jeu -musique et peinture-, mais aussi par leur protocole, l’un inductif, l’autre fondé sur la « copie ». Toutefois, et telle est la raison qui justifie ici le choix de les présenter, l’expérience esthétique s’est soldée dans ces deux cas par des constats similaires.
Déjà, les classes concernées se sont donné la maîtrise d’un langage esthétique, musical ou pictural, qui leur a permis de structurer des productions réalisées à long terme. Cette structuration a déjà été accomplie par une médiation non verbale, réalisée dans des espaces artistiques particuliers : celui des improvisations en « expression sonore », celui donné par le contact immédiat avec des œuvres picturales. Quels sont ainsi les éléments de structuration langagière « internes » à l’espace esthétique alors déployé par les élèves ?
Par ailleurs, aussi bien pour « l’expression sonore » que pour l’activité picturale, si les dispositifs incluaient d’emblée des moments de « dire sur » et de verbalisation, ceux-ci ne se sont pas actualisés immédiatement auprès des élèves. Dans chaque cas, les classes n’ont pu se donner les conditions d’une médiation, cette fois-ci verbale de leur activité, qu’après l’instauration d’un espace esthétique suffisamment construit. Tout se passe comme si la mise en place d’une structuration langagière, initialement non verbale et exclusivement artistique, agissait comme un nécessaire préalable à une possibilité de médiation verbale, de « dire sur » l’activité, de la sémiotiser. C’est ainsi en lien avec l’évolution de leur expérience esthétique que les élèves ont réalisé progressivement cette possibilité. Ils sont parvenus à se « désimbriquer » des situations vécues, à « dire sur » celles-ci, à les investir par une parole qui a pu être restituée dans sa dimension apprenante et réflexive. D’une part, ils ont pu accéder à une verbalisation et à une construction des divers savoirs impliqués par leur activité esthétique : désignation des composantes et procédures techniques, des références culturelles, de réflexions sur l’art... Mais d’autre part, la réalisation de ce « dire » apprenant a été transférée sur d’autres domaines, comme l’écriture de textes. Que ce soit pour les classes concernées par « l’expression sonore » ou pour celle impliquée par l’activité de peinture, une soudaine profusion de textes écrits, d’histoires inventées a été observée. Les élèves se sont mis à utiliser la langue comme un outil de construction. Egalement, ils se sont emparé des codes de l’écriture, codes qu’ils connaissaient préalablement mais sans leur faire sens. Ils sont passés d’une posture langagière « imbriquée » à une autre, ouverte sur la mise en récit : une mise en récit où ces élèves ont pour ainsi dire abandonné leur rôle « d’acteurs » de l’échec scolaire pour devenir « auteurs » de leur réussite expressive.
Cette réussite renvoie à l’appropriation du signe linguistique en tant que faculté à agencer le vécu et le perçu en unités de sens codifiées et articulées, socialement insérables dans une possibilité d’échange, de médiation et de réflexion. Pour reprendre un terme de R. Jakobson, le « dire » trouve ici une « pertinence sémantique » : une pertinence par laquelle la langue ordonne les éléments et s’ordonne elle-même comme un outil transversal de connaissance.
La précédente question sur l’identification des éléments de structuration langagière « internes » à l’espace esthétique peut dès lors être complétée par la recherche des interactions entre ces éléments et le déclenchement d’un « dire sur », régi par la « pertinence sémantique » d’une parole devenue apprenante.

Eléments de structuration « internes » à l’espace esthétique

Pour « l’expression sonore », il s’agit à la base de « basculer » d’un énoncé verbal - le texte d’un conte - à son illustration sonore. Cette dernière relève d’un principe de « transposition » qui installe une démarcation à l’égard du référent initial, l’insère dans un autre plan où surgissent des associations, des émotions et des sens nouveaux liés à l’espace musical alors révélé. Aussi l’analyse d’un corpus alors produit a-t-elle permis de mettre en évidence le rôle central que joue alors la répétition. D’une part, un processus répétitif intervient dans les interactions entre chaque élève : l’un produit à un moment donné un thème unifié, comme une courte phrase mélodique sans cesse réitérée qui se singularise ainsi dans l’épaisseur confuse de tâtonnement collectif, les autres se relient à ce thème, de façon mimétique. D’autre part, cette répétition en sous-tend une autre, repérable au niveau de chaque production. Ainsi tous les éléments élaborés - les cellules rythmiques, les différentes mélodiques, les effets sonores...- se sont-ils révélés, pour chacun d’eux, forgés et délimités par le jeu de leur répétition, à la fois dans l’espace même de chaque séance et dans les reprises itératives d’une séance à l’autre. En effet lorsqu’un fragment est répété, il se trouve balisé, se fait un schème temporel et se réalise dès lors comme un objet sonore utilisable dans une intentionnalité potentiellement musicale. Mais le mécanisme de la répétition est paradoxal. Si la répétition marque une transition entre l’impulsion et l’élaboration, si elle est en phase, comme dans la transe, avec les affects du monde pulsionnel tout en permettant un ordre, elle génère aussi, ainsi que l’a bien observé G. Rosolato , de la variation, de la différence. Une répétition, même voulue la plus « fidèle », est une simulation accomplie dans un autre espace-temps. Le processus répétitif qui marque la structuration de « l’expression sonore » a de la sorte engendré des figures de transformation ou de variation qui ont sous-tendu toute la dynamique de création musicale alors réalisée. Par exemple, une suite mélodique proposée par un élève et reprise par la classe, très simple et constituée à l’origine de trois notes suivant la disposition spatiale des lames d’un métallophone - do ré mi -, a été répétée en étant progressivement variée lors des séances suivantes pour devenir do ré mi fa (adjonction du fa), do mi fa (suppression du ré), fa mi do (inversion échange), do si sol (transposition substitution). Quatre figures de variations sont ainsi apparues de façon systématique : l’adjonction - répétition avec ajout -, la suppression - répétition partielle -, la substitution - répétition d’une cellule avec changement-transposition des éléments -, l’échange ou la permutation.
Le principe de transposition fonde également la situation d’arts plastiques où il s’agit de reproduire une œuvre d’art. Si la médiation est ici déjà fournie par une rencontre avec une œuvre d’art, et non dans l’espace d’une improvisation groupale comme pour « l’expression sonore », elle se traduit pourtant, là aussi, par un processus d’appropriation fondé sur la répétition et la transformation. En répétant des données « plastiques » d’œuvres, chacun s’est approprié le « langage » des peintres concernés, tout en se distanciant de la simple duplication au profit de l’instauration progressive de « schèmes » stylistiques propres. Aussi, l’observation de ces « schèmes » stylistiques au fil des élaborations a fait apparaître, là également, les quatre opérations d’adjonction, de suppression, de substitution, d’échange (par exemple, reprise d’une œuvre avec ajout ou suppression de procédés, transfert ou croisement de ces procédés sur de nouveaux supports).
A suivre J. Durand , ces quatre opérations d’adjonction, de suppression, de substitution et d’échange, enclenchées par un processus mimétique et répétitif, correspondent aux opérations fondamentales de la rhétorique. Le processus langagier alors mis en œuvre par l’art, pictural ou musical, rejoint la rhétorique. Ce terme demande toutefois à être précisé. Il est limité ici à des règles de structuration de l’expression créatrice. La rhétorique permet un agencement et est, selon R. Jakobson, « la pré-condition nécessaire des découvertes et de la création ». Elle définit une « grammaire » indispensable au déploiement et à la mise en ordre de l’imaginaire. Ces élèves de SEGPA ont peut être fait de la rhétorique sans le savoir. En fait, ils se sont ici donné une compétence structurelle qui leur faisait auparavant défaut, par laquelle ils ont pu agencer un « récit » musical ou pictural particulier, déployer un imaginaire créateur : une compétence qui a ensuite été transférée sur d’autres domaines, comme l’écriture de textes.
Si l’agencement rhétorique fournit des règles de structure à l’activité artistique, celles-ci ont trait, selon J. Durand, à « l’art de la parole feinte » . En effet, le déroulement discursif de la rhétorique se nourrit d’une simulation et d’une fiction déréalisantes qui transforment et transgressent sans cesse les valeurs de significations, déjouent les catégories sémantiques codifiées en les ouvrant sur des représentations toujours nouvelles. Ainsi R. Barthes opposait-il son projet d’une « rhétorique formelle » qui traiterait de « la transformation de la valeur et rendrait compte du domaine de la création » à la « logique formelle qui traite de la conservation de la valeur » . Appliquée à la transformation, la rhétorique concerne un processus analogique d’enchaînements par contiguïté et d’associations renouvelées. Ce processus, ouvert sur un constant déplacement où se donne comme le notait déjà Aristote « un cachet étranger » qui surprend et interpelle l’émotion, peut être reconnu au titre de la principale figure rhétorique : la métaphore, au sens le plus large de ce trope.
Bien que l’espace langagier mis en œuvre dans l’expérience esthétique peut être désormais identifié au titre d’un procédé rhétorique de métaphore, celui-ci déroge à tout fonctionnement par dénotation, par stabilisation des catégories de sens dans l’ordre du code linguistique. Or ce fonctionnement n’est autre que celui qui permet à la parole de trouver sa « pertinence sémantique », d’accéder par la sémiotisation au « dire sur » et à l’apprentissage. Si, d’une certaine façon, un tel fonctionnement peut être reconnu comme celui d’une « rationalité », c’est précisément au nom de l’avènement d’une pensée intelligible et rationnelle que les arts ont toujours souffert d’un discrédit sur la scène éducative. Pourtant, les deux exemples évoqués montrent le contraire : en lien avec leur expérience esthétique d’ordre métaphorique, les élèves ont déployé une faculté langagière de « pertinence sémantique », apte à mettre leur pratique en signes et en récit, à y objectiver des savoirs et à les transférer sur d’autres domaines. Loin de toute incompatibilité, il devient possible de postuler une interaction entre la réalisation esthétique, régie par la métaphore, et le déclenchement d’une parole articulée dans sa fonction de pertinence et de réflexion, entre une pensée « sensible » et une pensée « rationnelle ». En quoi, la métaphore esthétique permet-elle donc l’instauration d’une parole apprenante ?

Interactions langagières

Trois éléments de réponse peuvent ici être avancés : la sortie du système, la dialectique métaphore/pertinence, l’intentionnalité « métalangagière ».
la sortie du système
Cette première notion rencontre les théories développées par l’Ecole de Palo-Alto. Tout système langagier déficient, et tel est bien le cas des figures « d’imbrication », ne peut se rétablir qu’en sortant de lui-même, qu’en étant confronté à un autre système langagier qui permet de l’ouvrir. Cette fonction de « sortie » du verbal est assurée dans le cas des situations évoquées ici par l’espace esthétique alors mis en jeu. Celui-ci, que ce soit pour « l’expression sonore » ou pour l’activité de copie picturale, est à la fois autre que le domaine de la verbalisation, tout en présentant une consistance langagière propre, tant par sa structuration rhétorique que par sa signifiance éprouvée.

la dialectique métaphore/pertinence

Cet espace artistique d’ouverture du système verbal, et pour les élèves ici concernés d’un système initialement problématique, est régi par un processus d’associations et de transformations identifié au titre de la métaphore. Or, à suivre les travaux présentés par J. Cohen à propos du langage poétique ou par P. Ricoeur avec La Métaphore vive , la métaphore permet de redonner une « pertinence sémantique » aux plans langagiers qui se sont enfermés dans une impossibilité de sens. Lorsqu’un énoncé a perdu toute pertinence et s’est bouclé dans un non-sens, l’apposition d’un plan métaphorique sur cet énoncé permet de substituer à ses termes problématiques d’autres sens qui le rééquilibrent autour d’une nouvelle pertinence . Loin de toute contradiction, la métaphore joue un rôle de compensation qui assure ou restaure une possibilité de sens aux systèmes langagiers qu’elle a initialement ouverts. A suivre les précédents exemples, le processus métaphorique lié à l’expérience artistique des élèves a précédé et conditionné chez eux la restitution d’une parole « désimbriquée » de tout enfermement discursif, redevenue sensée et pertinente, apte au « dire sur » et à l’objectivation de savoirs.

L’intentionnalité « métalangagière »

Dans le cas des classes présentées, la médiation non verbale et d’ordre métaphorique fournie par l’expérience esthétique a favorisé la (re)construction d’une parole en « dire sur » . Mais en retour, cette parole est confrontée à un « objet » artistique en cours d’élaboration, à savoir le projet d’un conte musical ou d’une peinture. C’est alors que le langage verbal peut « intentionnaliser » cet objet, parce que ce dernier existe, parce qu’il a été vécu et éprouvé dans son propre déploiement. Il est désormais possible de « dire sur » cet « objet » présent et déjà connu, de l’investir par le mot et le signe linguistique pour en poursuivre l’élaboration. Mais cet « objet », s’il n’est pas verbal, reste fondé par des principes langagiers, ceux de la rhétorique. Dès lors, le « dire sur » alors convoqué porte sur une structure langagière qui l’inscrit au titre d’un « dire sur » le langage esthétique, autrement dit d’un « dire » ouvert sur une possibilité de penser et réfléchir le langage lui-même, de façon « métalangagière ». Telle est précisément la condition cognitive, celle de penser les procédures de langage et de pensée, qui définit ce que B.-M. Barth propose au titre de la « métacognition ». Il s’agit de la possibilité d’abstraire en unité de connaissance les compétences liées à une activité donnée pour les transférer sur d’autres domaines, à l’image de l’appropriation de l’expression écrite préalablement observée. Ici, la parole est pleinement restitué dans sa fonction d’apprentissage.

Pour récapituler ces observations sur le mode d’une série :
1) Sortie d’un langage verbal « déficient » par instauration d’un autre système expressif, musical ou pictural.
2) Ce système génère, au travers de la répétition et de l’imitation, la mise en œuvre de schèmes structuraux particuliers qui renvoient à des procédés rhétoriques de métaphore.
3) L’expérience esthétique, comme lieu d’une métaphore, « désimbrique » le langage verbal en lui restituant une « pertinence sémantique », une possibilité de « dire sur ».
4) En retour, le langage verbal peut alors investir le système esthétique, « dire sur » et se réaliser dans le sens d’un outil transversal et « métalangagier », à la fois d’objectivation du savoir et de transfert des compétences.

Pour conclure

Pour M. Heidegger, l’espace esthétique est un « inhabituel [qui] a pourtant un jour surpris l’homme en son étrangeté, et a engagé la pensée en son premier étonnement » vers l’avènement du langage. Aussi, l’avènement d’une parole réflexive et apprenante suppose, pour le terrain des situations d’échec scolaire massif, une pré-condition : celle d’une « désimbrication » langagière, une « désimbrication » sans laquelle aucune médiation ne peut advenir. A suivre les exemples ici présentés, cette pré-condition trouve l’un de ses axes dans l’expérience artistique où se déploie une permanente mise en métaphore. Tel est probablement « l’inhabituel surprenant » dont parle M. Heidegger, c’est-à-dire la révélation d’un « non encore dit », d’une étrangeté pourtant éprouvée qui interpelle et se donne comme objet à savoir. Mais c’est aussi l’épiphanie d’un objet à savoir éprouvé qui engage la pensée et le dire, alors instaurés dans une nouvelle mise en métaphore : celle où l’objet à savoir peut devenir un objet de savoir, où la parole trouve la fonction même de cette conversion en de savoir .
Il reste possible de reconnaître ici l’un des paradigmes développé par l’art-thérapie. Mais si, et notamment sur le terrain de l’AIS, les limites entre le thérapeutique et le pédagogique sont souvent floues, il n’en est pas moins certain, à l’image de l’antique paidagogos, que conduire les élèves vers les conditions d’une parole réfléchissante où advient le savoir relève pleinement du métier d’enseignant. De telles conditions trouvent une réponse assurée dans l’indissociation de l’apprentissage de l’art et de l’apprentissage par l’art . C’est probablement ici, dans cette réunion du de et du par, que se situe l’un des très grands privilèges des enseignements esthétiques : un privilège qui prend un écho considérable sur le terrain des élèves dits « en lourde difficulté », où, semble-t-il, le langage artistique n’est pas souvent écouté dans la parole apprenante qu’il promet et promeut.

Bibliographie

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COHEN, J., Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966.
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FOUCAULT, M., L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
HEIDEGGER, M., « L’Origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part, Paris : Gallimard, 1999.
RICOEUR, P., La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
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